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Musiciens migrateurs

Le xviiie siècle fut une période de bouleversements dans la délimitation des États en Europe centrale. Les pays de la Couronne de Bohême, territoire autonome jusqu’en 1526, faisaient dorénavant partie des pays habsbourgeois, dont la capitale était Vienne (sauf entre 1586 et 1611, quand la cour siégea à Prague). Avec la mort de Charles VI de Habsbourg en 1740 sans héritier masculin, sa fille aînée Marie-Thérèse fut autorisée par la « pragmatique sanction » à monter sur le trône. L’affaiblissement politique lié à cette succession des Habsbourg incita certains États voisins à s’approprier une partie du territoire, notamment en Silésie et Lusace. Les pays de la Couronne de Bohême − la Bohême, la Moravie, la Silésie et les deux Lusaces − furent morcelés et servirent de théâtre à de nombreuses batailles et invasions. Cette situation difficile incita certains habitants à quitter leur patrie.

Mapa Evropy

Imperium Romano-Germanicum : in suos Circulos Electorat. et Status.
Augsburg : Matthäus Seutter, [ca 1711-1723]. Gravure sur cuivre colorée, 48 × 56 cm sur une feuille 58 × 67 cm, échelle [ca 1:2 600 000]. MZK, sign. Moll-0003.669
Moravská zemská knihovna).

La carte représente les États appartenant au Saint-Empire romain germanique et fut publiée à Augsbourg par Matthäus Seutter, probablement entre 1711 et 1723, c’est-à-dire avant qu’il n’obtienne un privilège du roi, qui n’y figure pas. Le titre, en haut à gauche, est accompagné d’un portrait gravé de l’Empereur Charles VI. En haut à droite figure un texte d’accompagnement en latin, des explications sont placées en bas à gauche tandis que l’échelle selon de nombreuses mesures de l’époque se trouve près de la marge droite.

Cette carte fait partie de la Collection Moll conservée à la Bibliothèque de Moravie depuis sa fondation. Par sa taille (12 000 pièces), elle représente la plus grande collection cartographique en République tchèque et l’une des rares en Europe centrale. Elle rassemble des cartes et vedute du xvie siècle jusqu’aux années 1760. Les catalogues manuscrits originaux rédigés par le diplomate et collectionneur Bernard Paul Moll (1697-1780) la rendent unique. En 2023, cette collection a été inscrite au registre international Mémoire du monde de l’UNESCO.

Selon leur condition, les individus étaient plus ou moins libres de se déplacer. Pour le métier de musicien, nous les trouvons parmi les citoyens libres des villes (François Jean Wondradschek), dans les ordres religieux (le Franciscain Bohuslav Matěj Černohorský), dans les écoles et églises en ville ou dans les provinces (Šebetovský), dans l’armée et au service de l’aristocratie (et dans ce cas parfois de condition serve comme Jan Václav Stich Punto). Ce sont ces derniers qui voyageaient probablement le plus durant leur vie, qu’ils soient envoyés à l’étranger pour se perfectionner auprès de maîtres dans le jeu d’un instrument ou en composition, ou qu’ils se déplacent avec la cour de leur seigneur. Rappelons que l’aristocratie locale séjournait durant une partie plus ou moins grande de l’année auprès de la cour impériale à Vienne puis surveillait ses domaines dans diverses régions parfois assez éloignées. Selon le statut des musiciens et l’attitude du seigneur envers la musique, ils le suivaient, mais leurs familles ne le pouvaient pas toujours. C’était le cas par exemple des musiciens de la famille Schwarzenberg dont les enfants sont en majorité nés à Vienne. 

Être musicien professionnel ne signifiait pas toujours avoir un seul métier. Dans les orchestres de l’aristocratie, nous trouvons souvent diverses fonctions de serviteurs ou secrétaires occupées par des musiciens « occasionnels » de haut niveau. Cette situation était possible grâce à une éducation musicale assidue dans les écoles primaires et les collèges, une situation que remarqua Charles Burney lors de sa visite en Bohême en 1770.

« J’avais souvent entendu dire que les Bohémiens étaient le peuple le plus musicien d’Allemagne, et peut-être de l’Europe entière ; un éminent compositeur aujourd’hui établi à Londres m’a même assuré qu’ils dépasseraient les Italiens s’ils pouvaient disposer des mêmes avantages qu’eux. Je n’ai jamais pu imaginer d’effets sans causes, et s’il est vrai que la nature semble souvent dispenser les talents et le génie de la manière la plus partiale, il ne saurait en aller de même lorsqu’il s’agit de tout un peuple. Le climat contribue grandement à la formation des coutumes et des mœurs, et je ne doute pas que les habitants des pays chauds ne soient plus sensibles à la musique que ceux des pays froids – peut-être parce que les nerfs auditifs sont plus irritables chez les uns que chez les autres ; mais je ne trouvai rien qui pût expliquer en quoi le climat aurait rendu les Bohémiens plus aptes à la musique que leurs voisins les Saxons ou les Moraves. Comme mon itinéraire me faisait traverser le royaume de Bohême de part en part, du sud au nord, je m’enquis aussi souvent que possible de la manière dont le petit peuple apprenait la musique : je découvris ainsi que l’on enseigne cet art aux enfants des deux sexes non seulement dans les grandes villes, mais aussi dans tous les villages qui disposent d’une école où l’on peut apprendre à lire et à écrire. […] Certains voyageurs prétendent que les nobles bohémiens ont des musiciens à leur service : mais en prenant des domestiques, ils ne sauraient faire autrement, puisque tous les enfants de paysans et d’artisans qui vont à l’école apprennent la musique en même temps qu’ils apprennent à lire ; à Prague, en revanche, la musique ne fait point partie de l’instruction, et les musiciens y viennent généralement des campagnes. »

Charles BURNEY. Voyage musical dans l’Europe des Lumières. Traduit, présenté et annoté par Michel Noiray, Paris : Flammarion, 1992, p. 367-368 et 370-371. 

Plusieurs cas de figure sont représentés parmi les musiciens originaires de l’Europe centrale qui ont exercé en France durant une partie de leur carrière ou dont la musique a atteint le marché parisien de la gravure musicale. Ils peuvent être issus de dynasties de maîtres d’école − Šebetovský, Dussek, Stamitz −, de familles au service de l’aristocratie − Fiala, Stich/Punto, les frères Kohaut, Kammel, Ditters, Krumpholtz, Josef Reicha, Wodiczka, Wagenseil − du milieu des petits artisans, commerçants et agriculteurs de province − Kozeluch, Pichl, Vanhal − ou de celui des citoyens libres exerçant un métier en ville − Wondradschek, Gassmann, Mysliveček, Richter, Schobert, Zach. Parmi ceux qui ont réussi à l’étranger, nous trouvons beaucoup de membres de dynasties de musiciens, mais aussi d’anciens élèves des collèges jésuites ou piaristes. Les biographies de nombreux auteurs restent lacunaires, de sorte que notre connaissance des voies et contextes de leurs voyages est trop limitée pour permettre de présenter des études synthétiques.

Pour aller plus loin

Visualisez les frontières à travers les siècles à l’aide des cartes anciennes :

Le dictionnaire de Gottfried Johann Dlabacž, publié à Prague en 1815, est souvent le premier ou même le seul à donner des biographies des musiciens originaires des pays de la Couronne de Bohême et cela d’une manière assez fiable pour ce qui concerne la deuxième moitié du xviiie siècle.

Charles Burney

Réalisa dans les années 1770 plusieurs voyages à travers l’Europe, dont il tira deux ouvrages sur « l’état présent de la musique » où il décrit de façon agréable et instructive la vie musicale et les musiciens reconnus de nombreux centres musicaux :

Carl Ditters von Dittersdorf (1739−1799)

Violoniste et auteur d’opéras-comiques à succès, dont plusieurs œuvres furent publiées à Paris, dicta à son fils son autobiographie, qui parut après sa mort. Cet ouvrage décrit la vie d’un musicien au service de la noblesse :  

L’édition musicale à Paris
au xviiie siècle

L’exposition est réalisée par

Bibliothèque de Moravie (Moravská zemská knihovna v Brně ‒ MZK) et la Bibliothèque nationale de France (BnF)

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