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Trois instruments de musique entre Paris et Prague

Bien que le répertoire édité à Paris et les musiciens originaires d’Europe centrale établis dans la capitale française représentent un large éventail d’instruments et de spécialisations, trois instruments sont particuliers dans le sens où leur évolution et leur emploi sont indissociablement liés à la France et à l’Europe centrale, ou plutôt aux pays de la Couronne de Bohême. Ils constituent ainsi un fil conducteur imaginaire dans l’histoire de la musique des deux régions.

Kohaut

Louis Carrogis, dit Carmontelle. Monsieur de Kohault, musicien autrichien. 1764. Dessin en couleurs. Musée Condé, Chantilly, CAR 426.(© GrandPalaisRmn (Domaine de Chantilly) / René-Gabriel Ojeda)

Le luth

Le luth et les instruments de sa famille ont une histoire très longue. Thomas Balthasar Janowka (Tomáš Baltazar Janovka) a décrit le luth et son accord dans son dictionnaire de musique en latin Clavis ad thesaurum magnae artis musicae (Prague, 1701), où nous trouvons une description précise d’un type d’instrument, le luth baroque à onze chœurs, désigné par les théoriciens de l’époque comme le luth français. Selon Janowka, il y avait alors à Prague tant de luths que l’on aurait pu en couvrir les toits des plus grands palais de la ville. L’accord du luth baroque se stabilisa en France dès le milieu du xviiie siècle (do1do2-12-mi1mi2-fa1fa2-sol1sol2-/-la1la2-22-fa2fa2-la2la2-3-fa3), ainsi que son nombre de cordes. Ce type de luth devint ensuite pour plus d’un siècle le principal instrument utilisé à travers toute l’Europe.  

L’enseigne de la maison U Tří housliček [Aux trois petits violons], 210 rue Nerudova, Prague, où exerça Thomas Edlinger.
(© ladabar, CC BY-NC 2.0)

En 1718 furent composées, pour certaines à Prague, les premières œuvres datées que le « Bach du luth », Silvius Leopold Weiss, ait destinées à un nouveau type de luth – le luth baroque à treize chœurs. Par rapport à son homologue français à onze chœurs, ce nouveau luth comporte deux paires de cordes supplémentaires dans le grave, montées sur une extension du cheviller appelée « cavalier ». Certains indices permettent de supposer que cette adjonction eut lieu à Prague, dans l’atelier du luthier Thomas Edlinger, dont on a conservé des instruments de ce type. Edlinger fabriqua des instruments imitant les théorbes Renaissance des maîtres italiens, donc des instruments avec une grande caisse de résonance. Leur son était ainsi plus puissant, ce qui permettait une meilleure intégration du luth dans les ensembles de musique de chambre. C’est sans doute de cet instrument que jouait Joseph Kohaut, qui s’installa à Paris en 1762 au plus tard et y joua avec succès en duo avec un violoncelliste au Concert spirituel. C’est sur une terrasse d’un jardin, peut-être celui du parc Monceau, que Louis Carrogis, dit Carmontelle, portraitiste amateur, le saisit admirablement sur le vif avec son instrument à la main. C’est encore grâce à Kohaut que semble s’être diffusé à Paris le répertoire de musique de chambre avec luth, si typique de l’Europe centrale du milieu du xviiie siècle et dans lequel excella à côté de Weiss Karl Kohaut, frère aîné de Joseph. 

Fantaisie pour luth à 11 chœurs

Concerto pour luth à 13 chœurs

Silvius Leopold Weiss. Fantaisie pour luth en ut mineur SW 9* (Prague, 1719). Nigel North, luth à 11 chœurs. Lute Society of America Summer Seminar, Case Western Reserve University (Cleveland, Ohio), 2010.

Karl Kohaut. Concerto pour luth en fa majeur, KK III:4. I. Allegro. Mauricio Buraglia (luth à 13 chœurs), Hélène Decoin, Bernadette Charbonnier (violons), Jean-Louis Charbonnier (basse de viole). Concert à la Société française de luth, Paris 2010.

Sporck

Emanuel Joachim Haas. Franciscus Antonius S.R.I. comes de Sporck [...] Ætatis LXXIII ann. Gravure sur cuivre, 1735 (frontispice de Nicolas Le Tourneux. Das christliche Jahr, oder die Episteln und Evangelien auf die Kirchen-Fest-Tage und Gelübd-Messen durch das ganze Jahr, sambt dererselben Außlegung, in gebundener und ungebundener Rede. Sechster Theil. Prag : Labaunischen Erben, 1733). MZK, ST4-0030.680,6-11,A. (© Moravská zemská knihovna) 

Le cor

Un autre instrument voyagea d’abord de France vers la Bohême puis en sens inverse : le cor de chasse, puis d’harmonie. De même que le luth, cet instrument connut une évolution mouvementée et il en existe un grand nombre de types et de stades d’évolution. Le comte Franz Anton von Sporck (František Antonín Špork) fut charmé, pendant son Grand Tour en France en 1680, par la chasse au cerf à cheval à la française, où l’on utilisait pour les signaux la trompe de chasse. Il fit alors apprendre à ses domestiques Václav Svída et Petr Röllig à jouer de cet instrument. Après leur retour au domaine de Sporck, cette forme de chasse se répandit dans d’autres pays habsbourgeois.

En Europe centrale, à la différence de la France, la trompe de chasse commença à être employée même dans des spectacles musicaux et ne se cantonna pas seulement aux bois ni aux mains des chasseurs. Vers 1703, on construisit à Vienne, peut-être avec l’aide des cornistes de Sporck, un instrument plus petit et plus sonore, donc plus adapté pour jouer dans un orchestre. Il reçut le nom de Waldhorn (cor d’harmonie) et fut plus tard complété par des parties permettant de jouer dans plusieurs tonalités (Inventionshorn – cor d’invention), mais seulement les sons harmoniques. La paire de cors d’harmonie devint à cette époque partie intégrante de tous les orchestres des pays habsbourgeois et même en dehors de la monarchie danubienne.  

Le cor d’invention

La création du cor naturel dit cor d’invention fut l’œuvre de Anton Joseph Hampl, corniste tchèque de la chapelle de cour de Dresde. Il inventa aussi la technique de jeu qui permit au cor d’harmonie d’élargir son spectre de sons à toute la gamme. Elle consistait à boucher le pavillon avec la main, ce qui pouvait abaisser le son joué d’un ou deux demi-tons. Cette technique resta un secret professionnel jusqu’en 1797, ne se transmettant que de maître à élève. L’Europe centrale et surtout les régions de la Bohême du Nord et de la Saxe devinrent ainsi les centres du jeu soliste du cor. Cet art se répandit progressivement en France durant la seconde moitié du xviiie siècle avec des virtuoses itinérants comme le célèbre Jan Václav Stich, dit Giovanni Punto. Les éditeurs de musique parisiens publiaient des symphonies contenant des parties pour les paires de cors d’harmonie, qui devinrent à leur tour une composante habituelle des concerts donnés au Concert spirituel.

Giovanni Punto. Polacca. Kati Debretzeni (violon), John Crockatt (alto), Jonny Bayers (violoncelle), Roger Montgomery (cor). The Night Shift, The George Tavern, 15 septembre 2016. 

Harpe

Jeune femme jouant de la harpe dans un intérieur, attribué à Jean Laurent Mosnier. Gouache (38,4 × 32,3 cm). (© collection privée)



La harpe

La harpe fut le troisième instrument à gagner une grande popularité dans la France de la seconde moitié du xviiie siècle. On considère généralement que la harpe à pédales fut inventée par Jacob Hochbrucker (1673-1763), actif à Donauwörth en Bavière et fils du luthier augsbourgeois Georg Hochbrucker, dans les premières décennies du xviiie siècle. Le système de pédales, placé à la base de l’instrument et relié à un mécanisme complexe aboutissant à des tringles, modifie d’un demi-ton la longueur vibrante de chaque corde. Les pédales sont actionnées par les pieds, d’où le terme « harpe organisée » pour désigner cet instrument mécanisé et qui rappelle l’orgue. Il existe quelques harpes à quatre ou cinq pédales, mais la plupart en ont sept, une pour chaque note de la gamme. Cette harpe était accordée le plus souvent en mi bémol majeur, ce qui permettait de jouer les pièces composées dans les tonalités avec jusqu’à trois bémols et trois dièses à l’armure, grâce au mécanisme des pédales. Au moins trois fils de Jacob Hochbrucker, Simon (1699-1750), Johann Christoph (1715-?) et Johann Baptist (Jean-Baptiste, 1732-1812) firent des tournées dans toute l’Europe, se produisant à Vienne, Bruxelles, Paris et Saint-Pétersbourg, tandis que leur cousin Christian (1733-1805), moine sous le nom de Coelestin, fut aussi compositeur et harpiste. Simon et Jean-Baptiste en jouèrent aussi à Paris, qui fut littéralement stupéfiée par cette invention, et c’est ainsi que la harpe à pédales devint bientôt un instrument très à la mode.

Krumpholtz

Jean-Baptiste Krumpholtz. Quatre sonates chantantes et peu difficiles pour la harpe, op. 16. Paris : l’auteur, 1789. MZK, STMus4-0805.904. (© Moravská zemská knihovna v Brně)

Jean-Baptiste Krumpholtz, natif de Prague, arriva à Paris entre 1760 et 1761, lui aussi pour y apprendre à jouer de la harpe, et y prit des leçons auprès du plus célèbre membre de la dynastie des Hochbrucker, Jean-Baptiste, frère cadet de Simon fraîchement établi à Paris. Le jeune Krumpholtz, accompagné de son père, se remit ensuite en route et ne s’installa définitivement à Paris qu’au début de 1777, après avoir réalisé des tournées à succès à travers l’Europe. Il est considéré comme le plus remarquable virtuose de la harpe au xviiie siècle et on lui attribue également une contribution importante à l’évolution de la mécanique de cet instrument. C’est notamment sa technique de jeu de pédales qui joua un rôle très important dans l’accroissement des possibilités de cet instrument.

Krumpholtz ajouta aussi une huitième pédale, actionnée par le pied gauche, qui ouvrait un système de soupapes dans la caisse de résonance, ce qui produisait des effets de dynamique et de couleur sonore. Une autre de ses inventions, la « contrebasse » ou « clavicorde à marteaux », fut fabriquée par Sébastien Érard. Il s’agit d’un système de pédales placé sous la harpe et qui était actionné par les pieds. Les deux inventions furent présentées à l’Académie des sciences en 1787. Ce n’est qu’après la mort de Krumpholtz que le facteur d’instruments parisien Érard fit breveter en 1810 un nouveau modèle de harpe à double mouvement, qui fut à l’origine de la forme moderne de cet instrument. 

Jean-Baptiste Krumpholtz. Sonate en mi bémol majeur, op. 3 no 4. I. Allegro. Arparla : Maria Cleary (harpe), Davide Monti (violon), Helen MacDougall et Jörg Schulteß (cors d’harmonie), Illka Emmert (contrebasse). Konzerte in der kleinen Residenz Wadern e.V., 15 juin 2014. 

II. Andante 

III. Presto 

Pour aller
plus loin :

Découvrez en détail le modėle de la harpe à sept pédales (+ deux à effets dynamiques) tel que l’a joué Jean-Baptiste Krumpholtz. Le Musée de la musique à Paris conserve une telle harpe fabriquée en 1787 par le facteur parisien Jean Henri Naderman.

Rick Seraphinoff de l’Université d’Indiana présente sur cette vidéo l’évolution du cor :

L’œuvre des derniers luthistes – les frères Joseph et Karl Kohaut – comprend un large éventail de genres. Jana Franková l’a récemment organisé sous forme de catalogue thématique, dont l’introduction résume l’état présent des connaissances sur leur vie.

Origines et identités retrouvées

L’exposition est réalisée par

Bibliothèque de Moravie (Moravská zemská knihovna v Brně ‒ MZK) et la Bibliothèque nationale de France (BnF) 

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